L’entreprise libérée : à prendre ou à laisser ?

L’entreprise libérée : à prendre ou à laisser ?

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L’entreprise libérée est un concept d’organisation en phase avec son temps. Elle correspond à une vision moderne et humaine de l’entreprise, elle colle bien aux aspirations d’une partie de la population, surtout la plus jeune. Etre libéré dans son entreprise, ça fait du bien et ça fait bien. Mais est-ce une conception véritablement viable à terme ? Est-ce applicable à tous les cas de figure ? Est-ce un concept appelé à s’implanter dans le paysage, ou qui relève de quelques cas exceptionnels ?

EntrepriseLiberee

Dans une entreprise libérée, les employés sont libérés de la hiérarchie et du contrôle. Ils sont libres de s’organiser comme ils l’entendent. Ils sont responsabilisés, autonomes. Les échelons d’encadrement intermédiaire (managers, chefs de …) n’existent plus. On n’en a plus besoin. Le fonctionnement se fait « à plat », c’est-à-dire à l’horizontal.

Les salariés travaillent sous la forme d’équipes transversales ou en mode projet. Les comités de direction n’ont plus de raison d’être, ou alors ils sont accessibles à tous. Chacun coopère avec chacun. Chacun a sa place, son mot à dire. Tous libres, tous égaux, tous associés. On dirait bien que l’entreprise libérée est aussi l’entreprise idéale.

Apparemment, là où il existe, ce modèle d’organisation fait ses preuves. En France, le concept a commencé à se développer dans les années 1980 dans les fonderies Favi, en Picardie, dirigées alors par Jean-François Zobrist[1]. Popularisé en 2012 par l’ouvrage de Isaac Getz et Brian Mac Carney, Liberté & Cie (Fayard), le concept d’entreprise libérée s’est diffusé dans d’autres entreprises, comme Chrono Flex[2], IMA Technologies[3], Biose[4], SYD Conseil[5] ou encore la biscuiterie Poult[6].

A l’international, l’exemple le plus emblématique est sans doute celui de Gore-Tex. Dans cette entreprise de 10.000 salariés, les employés travaillent sous forme de petites équipes transversales sans hiérarchie de fonctions ou de services. Les projets sont choisis par les associés eux-mêmes, en fonction de leurs compétences et de leurs envies. La seule fonction managériale existante est celle de leader, chaque leader étant élu par les salariés[7].

Quelques grands groupes français s’inspirent désormais du concept, sans pour autant l’appliquer totalement. C’est le cas à la SNCF, avec les « réseaux apprenants »[8]. Ou chez Michelin, avec le management autonome de la performance et du progrès (Mapp) expérimenté dans six usines[9]. Ou encore chez Kiabi et Auchan.

Un concept à la mode ?

Officiellement, ce nouveau modèle d’entreprise permet de libérer l’initiative et la créativité des collaborateurs, mais aussi leur sens des responsabilités. Car les individus, libérés du joug de leurs supérieurs hiérarchiques, se sentent plus épanouis, plus heureux, et du même coup plus motivés et performants. De cette façon, l’entreprise engendre ou retrouve croissance et profit. Force est de constater que dans les quelques exemples cités, l’expérience est un succès, et dans la plupart des cas français, elle a permis de redresser des sociétés en péril. Qui plus est, elle a redonné du sens au travail aux yeux de plusieurs dizaines de salariés.

Il est clair, également, que le concept d’entreprise libérée est en accord avec son temps. Le numérique a fait naître de nouvelles exigences chez les jeunes de la génération Y, vis-à-vis de leurs employeurs notamment[10], tout comme il reconfigure les relations sociales dans leur ensemble. Les attentes et aspirations évoluent, ce à quoi l’entreprise doit s’adapter. Or, la société veut moins de formalisme, moins de hiérarchie, plus de transparence, plus de sincérité. Dans ce contexte, il est possible que certaines entreprises n’aient pas le choix, et qu’elles doivent évoluer vers un système plus libéré…

Puisque l’entreprise libérée permet le meilleur, et garantit la satisfaction des salariés comme des directions, pourquoi ne pas vous libérer une fois pour toutes, vous aussi ?

Oui, mais…

Il y a plusieurs contre-arguments dans l’affaire. D’abord, rappelons que la France est un état historiquement très centralisé, dans lequel la décentralisation s’est opérée à contrecœur et s’est accompagnée d’ailleurs d’un mouvement de déconcentration, destiné à maintenir l’Etat dans les territoires. Dans le système administratif français, déléguer le pouvoir aux échelons inférieurs n’est pas un mouvement naturel, et la « direction » (l’Etat) s’arrange toujours pour exercer son contrôle ici ou là. La France est un pays spécialiste de la hiérarchie, mais aussi de la planification. Et de la reconnaissance du diplôme. Dans un tel contexte, il est vrai, libérer ou « aplatir » quoi que ce soit relève du défi.

Dans les grandes écoles, spécialité française, on incite fortement les étudiants à briguer des postes à responsabilité et à faire preuve d’ambition. On les forme à devenir des managers, des responsables, des chefs ou des chargés de ceci ou cela. Sortant d’école, un jeune veut des responsabilités et du leadership. Il veut peut-être plus de souplesse, moins de formalisme hiérarchique chez son futur employeur, etc., mais veut-il pour autant être l’égal de tous les autres ?

En France, le diplôme (ou l’absence de diplôme) conditionne grandement les individus à occuper telle ou telle place dans le monde du travail et dans la société. Libérer toutes les entreprises n’est pas véritablement compatible avec cette obsession et cette obligation du diplôme encore très prégnantes, malgré quelques évolutions.

La vie sans manager

Par ailleurs, pour qu’une entreprise puisse se libérer, il faut que les managers acceptent de voir leurs postes supprimés, leur pouvoir de décision partagé avec les collaborateurs qu’ils avaient jusqu’alors à leur charge. Pour un responsable, cela suppose de mettre son ego de côté, ce qui n’est pas évident, surtout quand on a trimé pour en arriver là.

Car supprimer les échelons de managers, c’est un peu considérer que le manager n’est là que pour donner des ordres, se faire obéir, contrôler et réprimander au besoin. Or, on peut être manager et être humain, écouter et respecter ses collaborateurs, se soucier de créer la confiance dans ses équipes, se préoccuper de la qualité de vie au travail, de ce que chacun puisse s’exprimer, etc. Pas besoin de libérer toute une entreprise pour cela.

En outre, dans une entreprise libérée, qu’en est-il de la progression de carrière ? Des augmentations, des primes ? Comment le mérite est-il valorisé ? Comment évolue-t-on ? Certains d’entre nous ne voudrons pas se contenter d’être élus « leaders » par leurs collègues… Certains ont besoin de reconnaissance, de savoir qu’ils peuvent progresser dans la hiérarchie sur la base de leur travail et de leur mérite, et qu’ils en tireront de la fierté.

Certains sont même autoritaires par nature, ils ont besoin de pouvoir. D’autres, tout simplement, ont besoin d’un cadre stable, d’un responsable à qui se référer. Tout le monde n’est pas fait pour fonctionner collectivement et sur un mode « libéré ».

Qui plus est, comment fait-on en cas de crise ou d’urgence, lorsque des décisions déterminantes doivent être prises rapidement ? Les salariés d’une entreprise libérée ont-ils la capacité de prendre en main et de gérer de telles situations ?

Enfin, en l’absence de responsables capables de résoudre les dysfonctionnements et d’apaiser les conflits internes, ces derniers ne risquent-ils pas de proliférer ? On peut très bien imaginer une entreprise « libérée », dans laquelle tout le monde finirait par se surveiller, se méfier de l’autre. Dans laquelle des alliances, des clans se créeraient, des divisions s’opèreraient. Et puis, finalement, quelques-uns prendraient le pouvoir – ceux qui ont une autorité naturelle -, et tout le monde se plierait devant eux, qu’il existe des leaders élus ou non. On en viendrait à un système totalement désorganisé, anarchique, où domineraient les plus forts et règnerait la défiance… Une situation finalement pire qu’avant.

On ne se libère pas du marché

Il existe peu d’exemples d’entreprises libérées, somme toute. Ces cas fonctionnent certes, mais ils sont trop peu nombreux pour affirmer que le concept est applicable partout. Il semble surtout, aujourd’hui, l’apanage de petites et moyennes entreprises qui se sont trouvées à un moment donné dans la tourmente. Les grands groupes s’y essaient un peu, mais en dehors de Gore-Tex, aucun n’a véritablement bouleversé son organisation pour se libérer.

Libérer son entreprise est un processus long, qui prend de trois à dix ans selon la taille de l’entreprise[11]. Pendant ce temps, il faut convaincre les salariés que ce modèle vaut le coup, et éviter que certains prennent la poudre d’escampette.

Enfin, libérer son entreprise, c’est bien, mais cela ne change pas la réalité : une entreprise, libérée ou non, doit avant tout répondre à la demande du marché et rester compétitive. Alors, à prendre ou à laisser ? C’est le marché qui décidera en final. Comme toujours.

Amélie Bonnet
Consultante

[1] http://www.capital.fr/enquetes/strategie/favi-l-usine-qui-tourne-sans-chefs-802390
[2] http://www.lexpress.fr/emploi/comment-le-patron-de-chronoflex-a-libere-ses-salaries_1653221.html
[3] http://www.rse-nantesmetropole.fr/agir/strategie-entreprise-rse-gouvernance/impliquer-les-salaries/ima-tech-entreprise-liberee
[4] http://www.actionco.fr/Thematique/management-1020/Breves/Cas-client-Biose-invente-monde-sans-manager-302279.htm#uTXvpXkqwDABtGtt.97
[5] http://www.rse-nantesmetropole.fr/agir/strategie-entreprise-rse-gouvernance/impliquer-les-salaries/management-projet
[6] http://www.regionsjob.com/actualites/cest-quoi-lentreprise-liberee-lexemple-de-la-biscuiterie-poult.html
[7] http://www.capital.fr/enquetes/strategie/chez-gore-tex-chaque-salarie-est-son-propre-manager-837156
[8] https://www.pratiques-rh-au-quotidien.com/2015/12/management-intelligence-collective-et-cooperation-le-cas-sncf/
[9] http://www.usinenouvelle.com/article/michelin-reinvente-son-management-et-brise-ses-chaines.N319325
[10] Voir notre article du 14 février 2017 : http://blog.vascoo-up.com/de-la-necessite-de-se-reinventer-pour-recruter/
[11] http://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/liberer-les-salaries-un-modele-anti-crise_1513419.html