Chacun peut l’éprouver au quotidien : le numérique accompagne les bouleversements des organisations et des cultures d’entreprises. Mais alors que les évolutions des organisations sont perçues comme souhaitables pour adapter le management et les modes de travail aux aspirations des nouvelles générations de travailleurs, les outils numériques sont vu de façon beaucoup plus ambivalente. Les espoirs de s’affranchir de certaines contraintes inhérentes au travail soulèvent aussi de nombreuses inquiétudes, diffuses et difficiles à résoudre ou quantifier.
Qu’en est-il vraiment ? Les outils numériques sont-ils de nouveaux instruments de subordination à l’usage des employeurs, ou au contraire le moyen de libérer plaisir et énergies créatives dans l’emploi ?
Abolition des distances et partage : plus de liberté, de plaisir et de créativité au travail
L’abolition des distances géographiques est le premier bénéfice du numérique sur les conditions de travail[1]. Les outils nomades (ordinateurs, smartphones, messageries et cloud) facilitent le passage entre domicile et lieux de travail. Concrètement, pour les individus, cela veut dire moins de transports, à des heures qui permettent d’éviter les bouchons ou d’aller chercher les enfants à l’école. Gain précieux de temps, souplesse, organisation du travail qui permet d’équilibrer besoins, obligations professionnelles : il est désormais possible, sinon facile, de se centrer sur la qualité de vie.
Les nouveaux outils numériques abolissent aussi les distances hiérarchiques et facilitent le management « horizontal ». Les méthodes agiles, qui mettent en avant le développement itératif et les interactions entre individus, sont nées de l’informatique. Les outils de workflow, qui permettent à chaque membre d’un groupe de travail d’ouvrir, de modifier et de commenter un document font tomber les barrières entre manager et exécutants. Chacun peut apporter sa contribution et son opinion sans voie hiérarchique prédéfinie. Les réseaux sociaux d’entreprise, Yammer en tête, impliquent l’ensemble des employés dans la vie d’un projet et leur donne la parole. Ces outils structurent de nouvelles formes de collaboration. Les contributions et les évolutions sont évaluées selon la qualité de l’apport de chacun, ce qui permet de motiver l’ensemble des collaborateurs à apporter toutes leurs ressources, toute leur créativité, à partager leurs idées.
La facilitation des échanges sur un mode horizontal permet un renouvellement de l’accès au savoir. Les changements rapides et la transparence de l’information requiert de transmettre ce que l’on sait et de bénéficier des connaissances de l’autre. Intranets, moocs, e-learning, blogs, messages boards… Autant d’outils numériques qui encourage le partage des connaissances de tous, pour tous. Pour le philosophe Michel Serres[2], il s’agit là d’une nouvelle ère, dans laquelle la mise en relation des savoir est « une faculté décuplée d’invention et de création ».
Responsabilités individuelles et contrôles accrus : plus d’isolement et de stress
Il serait naïf de ne voir dans les outils numériques que les instruments d’une libération créative et heureuse de l’ensemble des travailleurs. Car en pendant à la liberté de travailler où et quand on veut il y la difficulté de séparer vie privée et vie professionnelle. Face à l’abolition des distances hiérarchiques, les individus isolés voient l’exigence de performance démultipliée.
Récemment, un dessin de David Sipress pour le New Yorker Magazine montrait un homme devant un ordinateur et s’interrogeant : « Je ne me souviens plus. Est-ce que je travaille à la maison, ou est-ce que je vis au travail ? »[3]. Ce trait d’humour illustre l’intrusion des outils numériques dans la sphère privée et la difficulté de se déconnecter. Il est difficile, voire culpabilisant, pour les individus qui bénéficient des avantages du télétravail, de se ménager des moments déconnectés. D’autant qu’un tiers des actifs utilisent leurs outils numériques professionnels en dehors de leur temps de travail[4].
Cette difficulté à se déconnecter renforce l’asymétrie des pouvoirs entre le salarié connecté et son employeur. Au point d’inscrire un droit à la déconnexion dans la loi « travail ». La communication transversale des outils numériques déstructure les groupes professionnels et détruit les protections traditionnelles des employés, basées sur un management pyramidal. L’organisation et le management reposent de plus en plus sur les épaules des individus. Avec pour conséquence des risques d’épuisements, de burn-out, d’incompréhensions, qui sont au détriment du salarié[5].
Quelle place pour la négociation syndicale, pour les accords d’entreprises, lorsque l’entreprise et ses salariés ne sont plus organisés autour de statuts et de conditions homogènes ?
A cela s’ajoute une exigence accrue de performance, mesurée par les outils de reporting. Si l’autonomie et la créativité des travailleurs sont libérés, il est désormais possible de les quantifier au plus juste. Engagement, contribution, agilité et réactivité sont consignés et contrôlé dans les outils de gestion du temps et l’horodatage des livrables, nouvelles pointeuses. Les GPS géolocalisent les commerciaux en tournée, leur permettant certes d’être secourus en cas de problème, mais dénonçant aussi leur moindre pause ou détour.
Des changements… pas si nouveaux
Certes, l’ampleur prise par les outils numériques dans nos vies est sans précédent ; leur impact sur nos conditions de travail est déjà majeur. Mais ce n’est pas la première fois que les conditions de travail changent et apportent liberté et contraintes. En discuterons-nous encore dans quelques années ?
Au 17e siècle, le développement des échanges commerciaux en Europe est soutenu par l’apparition de services postaux efficaces et pratiques. Les marchands se réjouissent des facilités que le courrier leur procure : ils peuvent désormais rester en contact avec leurs familles lors de leurs voyages, disposer de lettres de crédit et de change, sans avoir à transporter de fonds sur des routes dangereuses, bénéficier de recommandations. Mais beaucoup se plaignent des contraintes nouvelles : ils doivent envoyer leur comptabilité et rendre compte de leurs échanges et passer de longues heures à lire et répondre aux missives qu’ils reçoivent. Un siècle plus tard cependant, les lettres sont passé dans les mœurs marchandes, et il ne se trouve plus personne pour s’en plaindre ou s’en émerveiller.
Plus proche de nous, ce fut l’arrivée des premiers ordinateurs « portables », des modems et autres pagers qui posa question. Un tam-tam à la ceinture permettait d’être joignable partout, à toute heure. L’ordinateur portable faisait entrer le bureau chez soi ou dans sa voiture. Mais dès la fin des années 90, personne ne s’offusquait plus de l’impact de ces outils dans nos vies.
De l’outil numérique à l’outil socio-technique
Une particularité du numérique est de produire un grand nombre d’outils, très vite. Cet afflux est difficile à maîtriser, encore plus à négocier. Cependant, ce n’est pas les outils qui font les conditions de travail, mais les organisations et les modes de management qui les utilise.
Comme pour le courrier au 17e siècle ou le pager au 20e siècle, les outils sont destinés à accompagner les mutations d’une société, puis eux-mêmes se transformer ou disparaître. Ce n’est donc, là encore, pas une question d’outil mais de possibles et de choix. C’est à nous de décider, collectivement, de ce que nous voulons faire. Pas aisé devant la profusion de nouveautés, mais forcément passionnant.
Hubert BASTIDE
Consultant
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[1] https://www.anact.fr/travail-et-changement-numerique-et-conditions-de-travail-les-enjeux-dune-transformation-en-marche
[2] https://www.canal-u.tv/video/universite_paris_1_pantheon_sorbonne/michel_serres_l_innovation_et_le_numerique.11491
[3] http://www.newyorker.com/cartoons/a20805
[4] https://www.lesechos.fr/24/10/2016/lesechos.fr/0211425462337_un-actif-sur-trois-utilise-les-outils-numeriques-professionnels-hors-temps-de-travail.htm
[5] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/154000646.pdf