Les habitudes alimentaires évoluent avec la société. La production et la distribution agro-alimentaires, qui ont façonnés nos modes de vies dans l’après-guerre, doivent désormais s’adapter à de nouvelles exigences de consommation.
Le numérique y joue un double jeu. D’un côté, comme le souligne l’article précédent de ce blog[1], l’économie numérique favorise la création de monopoles naturels et la domination par un « winner takes all », Nestlé en tête[2], Amazon bientôt[3]. De l’autre, la transparence de l’information et la désintermédiation permettent aux petits acteurs d‘être plus présents aux côtés des consommateurs.
Amazon vers l’alimentaire : cas d’école du phénomène de concentration lié au numérique
L’incursion de l’empire Amazon sur le marché physique de l’alimentaire, fin août, a immédiatement entrainé la baisse de la valeur boursière des géants de la distribution alimentaire en Europe. Les marchés financiers ne s’y sont pas trompé : sur un marché oligopolistique, où quelques grands groupes contrôlent le mètre de linéaire, l’offre multicanal et multi-secteur d’Amazon perturbe la toute-puissance des super et hyper-marchés.
Ce nouvel acteur s’appuie sur sa pratique numérique éprouvée pour attaquer le « brick and mortar » :
- Désintermédiation : la capacité de la plateforme à proposer des produits directement mis en ligne par les producteurs fait sauter la chaîne des intermédiaires et réduit les stocks du distributeur. Avec baisse des prix, choix, et immédiateté du renouvellement de l’offre.
- Abolition des distances : la distribution en magasins Whole Foods , à domicile ou « click-and-collect», l’accès à l’ensemble du catalogue… Le consommateur n’est plus limité par la proximité du magasin et le distributeur peut frapper n’importe où.
- Visibilité numérique, big-data et parcours client : La notoriété d’Amazon est relayée par la publicité en ligne. Sa capacité à connaître les goûts des internautes lui permet de proposer du contenu et une offre ciblée pertinente : suggestion de produits, au bon moment et au bon endroit.
- Optimisation de la supply-chain: le géant du commerce en-ligne est en capacité de déployer et rationnaliser l’ensemble de sa distribution, pas seulement alimentaire. Amazon Robotics[4], une solution de robotisation et automatisation logistique constituée de 45.000 robots sur 20 entrepôts, permet de réduire les coûts d’exploitation de 20% et de diviser par 4 le temps de traitement d’une commande.
Nestlé vers le numérique : la concentration est une tendance de fond de l’agro-alimentaire
Moins médiatisée mais tout aussi révélatrice de la transformation numérique en cours dans la filière agro-alimentaire fut la prise de participation de Nestlé dans Freshly, une start-up américaine spécialisée dans la livraison à domicile de plats préparés frais[5]. On retrouve ici, dans le sens inverse, les mêmes leviers numériques qui tendent vers une ultra concentration de la filière alimentation :
- Capacité du producteur à s’adresser directement au consommateur final, jusqu’à la livraison à domicile (désintermédiation et abolition des distance)
- Offre de produits et services en phase avec les besoins accrus de choix accessible, de consommation rapide et de produits sains (visibilité et parcours clients)
- Réduction et gestion en temps quasi-réel des stocks, grâce à la prévisibilité numérique des comportements puis la préparation et livraison sur commande (optimisation de la supply-chain).
Le producteur agro-alimentaire suisse, déjà ultra dominant à l’échelle mondiale[6] étend sa domination. On voit a priori mal comment les producteurs de taille plus réduite, incapables d’une telle intégration verticale, pourraient survivre à terme.
Consommateurs, petits acteurs, applis et sites : rien n’est joué pour les producteurs de l’agro-alimentaire
Il serait donc tentant de condamner les « petits » acteurs de la filière agro-alimentaire à une mort programmée, inéluctable à mesure que le numérique renverrait face-à-face multinationales tentaculaires et homo economicus[7]. Pourtant, c’est justement les leviers numériques qui viennent perturber le phénomène de concentration et réguler la logique économique classique[8].
Dès les années 1980, sociologues et économistes ont analysé que les comportements des agents économiques ne dépendent pas seulement de choix rationnels « optimaux ». Les consommateurs agissent en fonction de leur « capital social »[9], leurs « préférences », « actions de groupes » [10] pour se démarquer, s’affirmer et réagir à ce qui leur est proposé sur le marché. Désintermédiation, abolition des distances, choix et transparence numérique viennent appuyer ces phénomènes.
La désintermédiation et l’abolition des distances profite autant aux petits producteurs qu’à Nestlé, Pepsico ou Danone et remet en cause le modèle des grandes surfaces. Les producteurs de proximité peuvent proposer et livrer leurs produits directement aux consommateurs, qui sont de plus en plus demandeurs de circuits courts[11]. Le site Bienvenue à la ferme[12], par exemple, regroupe 6.000 agriculteurs indépendants pour des achats en fonction du lieu de production, du mode de distribution ou selon des critères éthiques, bio ou environnementaux. Le panier paysan fédère 12 coopératives régionales pour la livraison de paniers choisis.
La transparence comporte des risques pour les groupes les plus visibles. Le site collaboratif Open Food Fact[13] propose une bibliothèque des produits agro-alimentaires disponibles dans le commerce. Enrichie par les internautes, cette base de données mondiale recense les ingrédients, allergènes et nutriments contenus dans chaque produit, leur quantité et leur nocivité. L’appli Shop Ethical![14] va encore plus loin : recherche des produits selon la qualité de leurs processus de production et distribution, selon leur degré de nocivité ou encore information sur les scandales qui ont entaché les marques. Les consommateurs sont ainsi en mesure de plus facilement s’informer, défaire une réputation et sanctionner immédiatement les entreprises qui ne se conforment pas à leurs exigences.
Il s’agit encore de phénomènes limités, qui touchent principalement des populations actives et urbaine. Mais leur développement s’accélère et se généralise[15].
Deux forces contraires : quel paysage se dessine pour l’agro-alimentaire ?
D’un côté la concentration, de l’autre la multiplication de l’offre ; comment peuvent -et doivent- s’adapter les producteurs et distributeurs ? Voici quelques pistes.
- En utilisant les outils numériques pour assurer une traçabilité du producteur au consommateur. Composants de fabrication, ingrédients, processus de production et de livraisons… Ceux qui ne sauront (ou ne voudront) pas répondre à la demande pour une filière plus saine et plus durable perdront leur réputation et leurs consommateurs.
- En exploitant les données consommateurs pour proposer des parcours clients adaptés. Grands ou petits, les acteurs de l’agro-alimentaire ne pourront plus simplement imposer leurs modes de commercialisation aux clients. La prime ira à ceux qui sauront se plier aux exigences des consom’acteurs.
- En innovant constamment. Que ce soit au sein des entreprise, avec des initiatives collaboratives qui se répercuterons sur la proposition de valeur finale, ou que ce soit dans les produits et services mis sur le marché : pour « coller » à la demande, garantir les marges ou simplement être unique.
Hubert BASTIDE
Consultant
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[2] 88 milliards de dollars de CA annuel, soit plus que le PIB de la Côte d’Ivoire, de l’Uruguay ou du Liban.
[3] https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/030508765052-avec-whole-foods-amazon-lance-la-guerre-des-prix-dans-lalimentaire-aux-etats-unis-2109622.php
[4] https://www.youtube.com/watch?time_continue=4&v=VOX-SadV_Ns
[5] http://fr.reuters.com/article/businessNews/idFRKBN19B0FG-OFRBS
[6] Pepsico, deuxième producteur de l’industrie agro-alimentaire, réalise un CA annuel inférieur de 25%, soit 20 milliards de dollars de moins
[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Homo_%C5%93conomicus
[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_classique
[9] http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Distinction-1954-1-1-0-1.html
[10] http://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674011212
[11] « Étude prospective sur les comportements alimentaires de demain », Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, Ania, CGAD, CGI, Coop de France, FCD et FranceAgriMer, 2017
[12] http://www.bienvenue-a-la-ferme.com/
[13] https://world.openfoodfacts.org/
[14] http://www.ethical.org.au/3.4.2/
[15] « Étude prospective sur les comportements alimentaires de demain », ibid.