Avec le numérique, de nombreuses possibilités d’emploi supplémentaire sont apparues dans le secteur des services. Par l’intermédiaire d’une plateforme, le client sélectionne sa demande, et le service est rendu quasi instantanément à un prix défiant toute concurrence. Le client apprécie cette facilité et cette efficacité, et la disponibilité, 24 heures sur 24 ou presque, des employés freelances travaillant pour ces plateformes. Derrière cette nouvelle forme d’emploi se cache pourtant de sérieux risques, en premier lieu une moindre sécurité d’emploi et l’absence de protection sociale pour les travailleurs concernés.
Sommes-nous en train de régresser en matière d’emploi ? L’ère du numérique nous fait-elle revenir vers des temps anciens, où les travailleurs étaient surexploités, mal rémunérés, et ne disposaient d’aucune sécurité ni protection sociale ? Un retour en arrière ne se cache-t-il pas derrière cette manifestation de progrès ?
Des corons…
Fin du 19ème siècle dans les Corons : Etienne Lantier travaille à la mine. Il travaille durant des heures, pour un salaire de misère. Sa condition est précaire : il peut être renvoyé à tout moment, il ne dispose d’aucune sécurité d’emploi, et le temps des premiers dispositifs de protection sociale n’est pas encore venu. Les ouvriers comme lui n’ont aucun pouvoir. Ils risquent leur vie et se tuent à la tâche (au sens propre du terme). Malgré tout, pour la plupart d’entre eux, ce travail est la seule chance de gagner son pain et de faire vivre sa famille.
Etienne Lantier se sent exploité par le système. Son travail ne lui permet pas de sortir de la pauvreté. Il vit en permanence dans une situation instable et précaire. Il rêve alors de faire changer le système. Il dénonce la dictature du capitalisme et des actionnaires, et songe à une société plus juste, plus égalitaire. Il pense que c’est possible, alors il convainc les ouvriers de se révolter.
Mais lorsqu’ils entrent en grève et exigent de meilleures conditions de travail, leur employeur refuse. Aucune négociation n’est possible. La révolte finit par éclater et se terminera en drame. Telle est l’histoire de Germinal, de Zola.
…Aux chauffeurs VTC
2017, Paris : Etienne Lantier est chauffeur de VTC pour une grande compagnie mondialement connue. En tant que travailleur indépendant, il peut choisir de travailler autant qu’il veut. Comme il n’a pas le choix, en fait, il travaille beaucoup. Ce travail est une chance pour lui d’arrondir ses fins de mois, voire de faire vivre sa famille. Qui plus est, grâce à ce job, il contribue à répondre aux attentes de la société, qui recherche un service plus rapide et moins coûteux que ce que proposent les taxis, par exemple.
Malgré tout, la condition de travailleur indépendant est précaire. Lantier peut être déconnecté à tout moment, s’il refuse une course ou s’il est mal noté par un client. Il n’a pas droit à la protection sociale, et face au géant qui l’emploie, il n’a quasiment aucun pouvoir.
Lui et d’autres dans le même cas ne se sentent pas respectés. Leur travail ne leur permet pas de sortir de la précarité. En effet, une course rapporte moins de 4 euros à un chauffeur VTC. Avec ce « salaire », le chauffeur en question ne peut guère assumer les charges qui pèse sur lui (entretien du véhicule, essence, assurance professionnelle…) et se rémunérer en plus de cela.
Les chauffeurs VTC se sentent exploités par le système. En décembre 2016, ils ont dénoncé la « dictature des applications » dont ils se sentent victimes, qui les maintient dans la paupérisation et même dans une forme d’esclavage moderne[1]. Ils ont revendiqué un système plus juste et égalitaire, plus respectueux de leur condition d’indépendant. Mais leur employeur a longtemps fait la sourde oreille et refusé le dialogue, continuant d’appliquer ses méthodes et défendant son modèle.
Cependant, contrairement à son ancêtre, Etienne Lantier n’est pas condamné à être chauffeur VTC. Il peut très bien abandonner cet emploi et choisir un autre emploi indépendant, fonctionnant sous l’égide d’une autre plateforme. Les possibilités ne manquent pas, entre l’aide à domicile, le ménage, la livraison de repas, la livraison de fleurs, le covoiturage ou la location de logement… Grâce au système des blockchains et quel que soit le domaine d’activité choisi, il pourrait même entrer directement en contact avec ses clients potentiels, et décider lui-même de ses tarifs. Il s’affranchirait ainsi des plateformes qui lui dictent son mode de fonctionnement et lui prélèvent des commissions à chaque fois qu’il rend un service[2].
La transformation de l’emploi accentuée par l’ubérisation
La comparaison avec les ouvriers des mines du Nord de la fin du 19ème est certes un peu rapide, car l’ubérisation (puisqu’on parle bien d’elle) a des impacts positifs. Elle facilite l’accès à certains services, en les rendant plus attractifs, plus efficaces et meilleur marché. Elle donne du travail facilement et immédiatement à des personnes peu qualifiées, ou qui ne trouvent pas d’emploi. En final, elle créerait même plus d’emplois qu’elle n’en détruit, surtout dans les secteurs du transport et de l’hébergement[3].
Du reste, la précarisation de l’emploi n’a pas attendu l’ubérisation pour s’installer : elle est le revers des nouvelles formes d’emploi qui sont apparues ou se sont développées depuis les années 1980, telles que le temps partiel, l’intérim ou même le CDD. Désormais, les formes d’emploi prolifèrent, qu’il s’agisse de formes atypiques d’emploi[4], ou d’une manière d’exercer en indépendant (freelance, auto-entrepreneuriat, portage salarial, coopératives d’activité et d’emploi…). Ces formes peuvent être choisies ou subies, mais une partie d’entre elles reflète l’attirance de plus en plus forte d’une partie de la société pour le travail indépendant, comme emploi permanent ou complément à une activité principale salariée.
Il est déjà loin le temps où l’emploi à vie chez un employeur était la norme. Si le CDI reste le type de contrat le plus populaire en France, la flexibilité et l’individualisation de l’emploi font partie des demandes actuelles, pour des raisons aussi bien économiques que sociologiques[5]. Il est clair, cependant, que l’essor des services rendus à travers des plateformes numériques bouleverse l’économie et le travail encore davantage. Comme le soulignait un article paru dans The Economist fin 2014, nous assistons à une nouvelle transformation dans la société capitaliste. Celle-ci affecte aussi bien l’organisation que les contrats de travail[6].
Plus de travailleurs indépendants, plus de précarité ?
Comment ne prendre que le positif de ces nouvelles formes d’emploi, sans les inconvénients ? (Pour rappel, les travailleurs indépendants sont davantage victimes de pauvreté que les travailleurs salariés[7].)
L’enjeu est de faire en sorte que cette transformation ne nous fasse pas revenir en arrière, et qu’on ne se retrouve pas à vivre un « Germinal 2.0. », où l’emploi se fait à la demande, sans aucune sécurité, avec une précarité croissante et donc un risque de pauvreté accru,… et où il faudrait lutter pendant des années pour obtenir des droits. Sous couvert de progrès, de plus de souplesse et de rapidité, d’un meilleur service rendu au client à un coût plus abordable, il ne faudrait pas saborder les acquis obtenus par les générations précédentes en matière de sécurité du travail et de protection sociale.
Amélie Bonnet
Consultante
[1] http://www.huffingtonpost.fr/2016/12/18/ce-que-les-chauffeurs-de-vtc-reprochent-a-uber-et-aux-plateforme/?utm_hp_ref=fr-vtc
[2] Voir notre article sur les blockchains : http://blog.vascoo-up.com/si-vous-ne-connaissez-pas-encore-les-blockchains-vous-allez-vite-en-entendre-parler-et-cela-va-decoiffer/
[3] http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2016/12/13/97002-20161213FILWWW00209-l-uberisation-de-l-economie-cree-des-emplois.php
[4] Voir l’encadré dans l’article suivant : http://www.novethic.fr/empreinte-sociale/conditions-de-travail/isr-rse/uberisation-les-nouvelles-formes-d-emploi-toujours-plus-precaires-144187.html
[5] http://www.lemonde.fr/emploi/article/2015/11/05/l-uberisation-de-l-emploi-est-deja-partout_4803410_1698637.html#bvF7SHXPRVqoBuS6.99
[6] http://www.economist.com/news/leaders/21637393-rise-demand-economy-poses-difficult-questions-workers-companies-and
[7] http://www.lopinion.fr/22-septembre-2015/plus-d-independant-six-vit-seuil-pauvrete-28320