Sommes-nous capables de nous déconnecter ?

Sommes-nous capables de nous déconnecter ?

Vascoo-UP

En seulement quelques années, le numérique a bouleversé les pratiques organisationnelles et relationnelles au travail, et il continue de le faire. De nouveaux logiciels et applications se développent sans arrêt, dans le but de toujours mieux optimiser, rationaliser, améliorer la gestion du temps et la performance de chacun, tandis que nous sommes submergés d’emails. Le numérique nous aide à devenir plus productif, plus rapide, plus autonome, plus flexible… Mais à quel prix ?

Les outils numériques font évoluer les manières de faire traditionnelles dans les entreprises, en facilitant les échanges, la réactivité ou encore l’accès à l’information. Ils permettent un gain de temps précieux en abolissant les distances géographiques entre les salariés, que les échanges se fassent par email ou que les réunions se déroulent en ligne. Grâce au numérique se développent des modes d’organisation du travail plus souples, moins hiérarchisés et basés sur l’autonomie du salarié, comme le télétravail. De plus en plus de métiers peuvent d’ailleurs s’exercer à distance, depuis chez soi ou le café du coin, surtout quand travailler ne requiert qu’un équipement (désormais) basique : ordinateur portable, smartphone, connexion Internet.

Dans les entreprises, les outils numériques facilitent la communication transversale entre les salariés et les services, et offrent de nouvelles manières de travailler collectivement. Les outils collaboratifs, qui permettent le partage d’agendas et de documents, ou encore les réseaux sociaux internes (Yammer, Slack), ont été conçus pour permettre aux entreprises de gagner en productivité, et pour faciliter la vie des salariés au quotidien.

Il est clair que les messageries électroniques et les différents outils visant à gagner en efficacité et à mieux suivre l’activité de chacun, bouleversent la manière dont les salariés appréhendent et gèrent leur organisation et leur temps de travail.

Plus d’autonomie, plus de contrôle

Si le numérique favorise l’autonomie des salariés, paradoxalement, il la limite aussi, en faisant évoluer les formes de contrôle. Car les outils de suivi, de reporting, d’analyse etc. se sont également multipliés.

Ainsi, il est possible de suivre et gérer les temps de travail des collaborateurs, à l’aide d’un des nombreux logiciels existant dans ce domaine. Ces derniers permettent de suivre le temps passé par salarié sur telle activité, tel projet ou tel client, sur une période donnée. Ils supposent que le salarié renseigne ses temps de travail régulièrement sur une interface dédiée. L’intérêt de ces outils, pour un manager, est d’avoir une meilleure visibilité sur l’utilisation des temps de travail, en vue de mieux l’optimiser, pour toujours plus d’efficacité et de rendement.

D’un point de vue individuel, il est également possible de contrôler son temps grâce à des outils comme MyAnalytics de Microsoft. Vous saurez ainsi combien de temps vous consacrez à telle ou telle tâche, à telle réunion ou à la gestion de vos emails. Encore une fois, il ne s’agit que de vous aider à être plus efficace, à « travailler plus intelligemment » et à « atteindre vos objectifs » .

Enfin, le CRM permet de suivre le travail de chaque commercial, ses interactions avec la clientèle, ses rendez-vous, ses appels, etc., et d’en évaluer la performance.

Tous ces outils visent à améliorer la productivité dans l’entreprise, mais ils sont tellement nombreux que désormais, tout est scruté, analysé, chiffré, aussi bien le temps passé, la façon de faire que le résultat. Tout est soumis à amélioration, rationalisation, modélisation, voire standardisation, en contradiction avec la souplesse et la flexibilité que permet le numérique.

Il n’est pas certain que la multiplication des outils de contrôle allège d’ailleurs réellement la tâche des managers. Quant aux salariés, ces outils peuvent leur apparaître contraignants, intrusifs, culpabilisants, et la preuve d’un manque de confiance de la hiérarchie à leur égard. Ils peuvent facilement devenir une source de stress et de pression, créer le sentiment de devoir rendre des comptes en permanence, d’être suivis partout, tout le temps.

De l’email à tout-va

Ceci dit, l’email et le smartphone ont déjà suffi à tisser un lien indéfectible entre le salarié et l’entreprise. Ceci est particulièrement vrai chez les cadres. Nombreux sont ceux qui consultent et répondent à leurs emails le soir ou le week-end, prennent des appels de clients durant leurs congés , craignant sans doute les conséquences s’ils ne répondent pas, et s’ils ne répondent pas rapidement.

Cette disponibilité obligée en permanence brouille la frontière entre vie professionnelle et vie privée, ne permettant plus de coupure réelle entre les deux. En moyenne, 37% des actifs utilisent leurs outils numériques professionnels en dehors des temps de travail . Cette utilisation excessive n’est pas sans risque pour leur santé psychologique et physique.

Elle n’est pas non plus sans impact sur le rapport au travail. Au quotidien en effet, les emails se multiplient, déversant un flot de demandes, d’informations, voire de contenus inutiles, introduisant une culture de l’urgence et de la quantité à traiter. Il faut répondre rapidement, voire immédiatement, et efficacement si possible. Cependant, répondre dans l’urgence signifie parfois répondre mal, de manière peu compréhensible. Un malentendu s’installe, on redemande, on réécrit pour repréciser, etc. La communication par email n’est pas toujours aussi efficace qu’elle n’y paraît. En moyenne, plus de la moitié d’entre nous passerait au moins deux heures par jour à traiter sa boîte mail .

L’arrivée incessante de mails n’est pas non plus sans conséquences sur la concentration et la qualité du travail, car l’on est constamment interrompu, obligé de laisser de côté ce que l’on fait. En final, ce sont les échanges de mails qui définissent le rythme voire le contenu de la journée de travail. Est-ce productif ? Pas sûr.

Ces sollicitations permanentes peuvent engendrer un stress chronique chez les salariés, voire du découragement et le sentiment de ne plus être capables de suivre. A l’inverse, il existe aussi chez certains une forme d’addiction aux mails, qui se traduit par une obsession à consulter sa messagerie très fréquemment. Ainsi, d’après une étude de l’Observatoire sur la responsabilité sociétale de l’entreprise réalisée en 2011, 65% des utilisateurs déclaraient vérifier leur messagerie toutes les heures, mais la consultaient en réalité toutes les cinq minutes .

Droit à la déconnexion

Depuis le 1er janvier 2017, la loi Travail impose aux entreprises de plus de 50 salariés de mettre en place un « instrument de régulation de l’outil numérique », dans le cadre du respect des temps de repos et de congés, et de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. La loi ne prévoit cependant aucune mesure contraignante. A chaque entreprise de décider de la modalité. Avant cela, plusieurs grands groupes français et internationaux avaient déjà traité de l’hyper-connexion des salariés et mis en place certaines mesures, à l’instar d’Orange, Michelin, Volkswagen ou encore la Société Générale . Reste à savoir comment garantir une déconnexion réelle des salariés en dehors des heures de travail, sans utiliser de méthodes radicales (bloquer les messageries, prévoir des sanctions) qui ne servent pas les intérêts de l’entreprise, surtout quand celle-ci opère à l’international.

Du reste, souhaitons-nous vraiment nous déconnecter ? Ne sommes-nous déjà pas trop atteints, dépendants des divers outils numériques ? Après tout, ces outils divers et variés nous donnent le sentiment de mieux maîtriser notre vie quelle qu’elle soit, et sont une manière de s’intégrer à la société. C’est d’ailleurs pourquoi, si la surenchère de mails peut devenir insupportable, l’absence de mails peut être encore plus mal vécue.

Amélie Bonnet
Consultante